Film documentaire : Nuits sans sommeil “layali bela noom”
Zeina ZERBÉ
«Tous les massacres qui ont eu lieu au cours des dernières années, ainsi que la plupart des conflits sanglants, sont liés à des « dossiers » identitaires complexes et forts anciens ; quelquefois, les victimes sont désespérément les mêmes depuis toujours, quelquefois, les rapports s’inversent, les bourreaux d’hier deviennent victimes et les victimes se transforment en bourreaux. (…) pour ceux qui sont directement impliqués dans ces conflits identitaires, pour ceux qui ont souffert, pour ceux qui ont eu peur, il y a simplement « nous » et « eux », l’injure et la réparation, rien d’autre ! « Nous » sommes forcément, et par définition, victimes innocentes, et eux sont forcément coupables, coupables depuis longtemps, et quoi qu’ils puissent endurer à présent.» (Maalouf, 1998, p 42)
Le Liban se caractérise par la richesse du « vivre-ensemble ». 18 communautés religieuses y cohabitent. Chrétiens, Sunnites, Chiites et Druzes se partagent le pouvoir politique (modèle unique dans le monde arabe). Cependant, derrière cette façade reluisante, se cachent d’importantes dissensions communautaires. Les fantômes de la guerre civile gangrènent le peuple, la chambre des députés et le parlement et le vide présidentiel actuel témoigne d’un pays paralysé politiquement, tributaire du jeu politique des puissances internationales et régionales.
Psychothérapeute psychanalytique, je reçois en cabinet privé les adultes de la deuxième génération, ceux dont les parents étaient combattants ou ceux dont l’enfance a raisonné au rythme des différentes « causes » et des canons. Je travaille aussi depuis 2008, dans des camps de réfugiés palestiniens- qui portent aussi en eux les séquelles de la guerre civile à laquelle les fédayins palestiniens avaient participé. Par ailleurs, ayant grandi moi-même au rythme des guerres qui ont enlaidi le Liban et sans doute une partie de moi, j’ai compris qu’il serait difficile voire mortifère d’envisager de construire un avenir sur les assises de traumatismes non élaborés et d’un Liban rebâti pour mieux les taire sur les cendres d’histoires non dites.
De surcroit, la loi d’amnistie ou d’autoamnistie proclamée en 1990 à la fin de la guerre civile par le gouvernement composé des anciens chefs de milice, a empêché toute poursuite judiciaire contre les auteurs des crimes de guerre, l’élucidation du sort des disparus et a écrasé toute velléité d’entreprendre un travail de mémoire et de réconciliation.
Ainsi, dans une tentative de comprendre la paralysie psychique actuelle qui touche le politique, le social et le psychologique au Liban, j’entreprends depuis 2013 un travail de recherche sur les enjeux politiques, sociaux et psychologiques qui ont pu conduire à l’éclatement de la guerre civile en 1975. L’objectif est d’offrir des pistes d’analyse et de réflexion qui permettraient l’élaboration du trauma et l’écriture du travail de mémoire.
Au sein de ce travail, j’ai été amenée à visionner entre autres, le film documentaire Layali bela noom qu’une cinéaste libanaise Eliane el Raheb a fait sur la guerre du Liban ; le scénario, le montage et la production sont de Nizar el Hassan, producteur palestinien qui vit à Nazareth. Ce film mettrait en face à face deux « Autres », questionnant la dialectique « victime »/« bourreau » et la recherche d’une vérité.
Je propose dans un premier temps, d’apporter un aperçu du film, dans un deuxième temps, de retranscrire des aspects particuliers à certaines scènes que je discuterai dans un troisième temps. J’y engagerai ici ma critique du film dans son aspect engagé, le ferai rencontrer avec d’autres données de l’Histoire et offrirai une discussion sur la construction du travail de mémoire et de réconciliation lorsque « l’Autre » rentre en jeu.
1-Le film : Layali Bala nom (Nuits sans sommeil)
Réalisation, recherche, production exécutive : Eliane Raheb
Scénario, Montage et Production: Nizar Hassan
HD, 2h08′, 2012
Production: ITAR productions
Pays de production : Liban
Sujet : guerre civile au Liban
Genre : politique
Type : documentaire
Trame du documentaire : on voit Eliane el Raheb, tout au long du documentaire, interroger Assaad Chaftari, chercher à prouver sa responsabilité et celui des Forces Libanaises dans la guerre du Liban, tenter de connaitre la nature des exactions qu’il a commises et chercher l’aveu explicite de sa collaboration avec Israël. Quand elle l’interroge, ses phrases raisonnent en accusations, on dirait une inquisition. Parfois elle adopte un ton câlin pour obtenir les aveux souhaités. (Scènes 2-6-7-8-9-11-12-13).
Personnages : Le documentaire met en valeur deux personnes aux nuits sans sommeil du fait de la guerre civile du Liban: Assaad Chaftari, le numéro 2 des services de renseignement de la milice chrétienne des Forces Libanaises (FL)[1], qui demande pardon et cherche à réparer les exactions qu’il a commises pendant la guerre et Maryam El Saiidi, mère de Maher, ancien combattant communiste disparu à l’âge de 15 ans au cours d’une opération militaire menée par Israël lors de son invasion du Liban en juin 1982. L’opération israélienne avait eu lieu, en coordination avec les Forces Libanaises, sur les lieux de la Faculté des Sciences de l’Université Libanaise où étaient positionnés, en ligne de front, les communistes dont Maher.
Aux scènes 3 et 4, il y a une mise en exergue de la « trahison » des chrétiens qui date depuis leur soutien au mandat français sur le Liban. Ainsi le montage signe leur « pactisation » avec l’ennemi : en découvrant les yeux de Maher peints par Maryam, puis Beyrouth de nuit, on entend chanter la Marseillaise par une voix de vieil homme : « … entendez-vous dans les campagnes, mugir ces féroces soldats… ». Nous découvrirons à la scène 4 que le vieil homme n’est autre que le père d’Assaad.
Plus loin, le montage et la mise en scène essayent de prouver la criminalité collective des FL. Eliane El Raheb va ainsi à la rencontre d’un ancien compagnon FL d’Assaad qui chasse des lapins en compagnie de son fils âgé de 14 ans. L’interrogatoire cherche encore, entre autres, la preuve de la collaboration avec Israël et la caméra filme un boucher en train de couper les têtes des lapins chassés, devenus désarticulés (Scène 12).
En contrepartie, les questions d’Eliane El Raheb à Maryam tablent sur son enfance malheureuse, sur le fait qu’elle ait dû se marier pour s’en dégager mais qu’elle soit tombée sur un mari inadéquat qu’elle avait dû quitter après la disparition de Maher ; donc sur le fait qu’elle soit seule dans son combat ingrat à la recherche de son fils. Il y a une mise en valeur du fait que Maher, à 15 ans, a tout quitté pour défendre le pays et combattre Israël. Maryam est toujours filmée fatiguée, en larmes, en train de peindre, accumulant les mégots de cigarettes dans un cendrier. (Scènes 3- 5-7-11-15-18). A l’évocation de Maher, on voit tout au long du film, la mer, immense et un bateau de pêcheurs filer avec le drapeau libanais.
Le fil conducteur du documentaire est la recherche de la vérité : que s’est-il passé en détails lors de la bataille de la faculté des sciences ? Où était Maher ? El Raheb interroge le responsable militaire du régiment de Maher qui narre dans les détails ce qui s’était passé. (Scène 8). Elle interroge aussi un politicien Elias Atallah, responsable militaire du parti communiste à l’époque qui ne possède pas d’informations concernant cette bataille et ne connaissait pas Maher. (Scène 10) Enfin l’enquête aboutit. La réponse est apportée par un ancien officier des FL dont on ne voit pas le visage. (Scène 17). El Raheb parvient ainsi à indiquer à Maryam, dans l’enceinte de la faculté des sciences, le lieu où reposerait son fils. (Scène 18).
2- Retraçage de quelques passages du film
Je ne m’aventurerais pas à analyser les scènes qui mettent en jeu Maryam El Saiidi. La cause de Maryam est indiscutable. Elle concerne celle de bon nombre de libanais, civils et combattants, disparus durant la guerre civile, victimes de leurs appartenances religieuses et identitaires. Plus personne n’en a jamais entendu parler. Le documentaire Malaki dans lequel El Saiidi a aussi participé leur rend hommage à tous -toutes communautés confondues- et rend justice à la souffrance poignante de leurs parents et conjoints.
Autrement, dans le cadre de ce film, m’arrêter sur Maryam relèverait d’une analyse clinique que je m’abstiendrai d’apporter.
J’ai donc choisi de mettre en exergue le premier mouvement de la scène 1 qui est la scène d’introduction au film et une partie des scènes 2-9-16 où la caméra de Nizar el Hassan et les questions d’Eliane el Raheb tournent spécialement autour d’Assaad Chaftari.
Scène 1 :
Premier temps : on voit défiler sur l’écran une introduction écrite en blanc sur fond noir.
(…) La guerre a opposé à la base deux partis: la droite chrétienne extrémiste représentée principalement par les phalanges et les forces libanaises nées de la guerre. Ce parti de droite s’est allié à Israël. -Le deuxième front est constitué des forces communistes, socialistes, nationalistes arabes regroupées au sein du Mouvement National Libanais. Le Mouvement National Libanais s’est allié à l’OLP (Organisation pour la libération de la Palestine). -L’année 1982 fut une année déterminante pour la guerre civile libanaise. Israël a envahi le Liban en collaboration avec la droite chrétienne extrémiste (…). -La guerre civile s’est achevée en 1990 et l’Etat Libanais a promulgué une loi d’amnistie à l’égard de toutes les personnes qui ont participé à la guerre.
Scène 2 :
On voit Eliane el Raheb arriver chez Assaad Chaftari et s’installer face à lui à la table de sa salle à manger. Elle pousse envers lui une machine d’enregistrement et on voit son doigt appuyer sur la touche « play » pour la mettre en marche. Il s’agit d’une interview qu’elle avait conduite avec lui précédemment où elle le questionne à propos des motivations qui l’ont conduit à adresser sa lettre de pardon aux libanais en l’an 2000 (Chaftari, 2015, p 215). Sa question suivante fuse du magnétophone : « tu as essayé de tuer des gens ? »
- Il répond : oui bien sûr. Cela faisait partie de ma mission
- De quelle façon tu le faisais ?
- Explosions, franc-tireur, tirer de près, empoisonnement…
(…) Puis elle lui tend un papier où elle dresse son portrait à partir des enregistrements qu’elle lui demande de valider.
- … je n’étais pas le numéro 2 des FL. J’étais le numéro 2 des services de renseignement (SR) des FL. Il n’y a pas de numéro 2 dans les FL ! il lit le contenu de la feuille : « je m’appelle Assaad Chaftari, j’ai 56 ans, j’ai participé à la guerre civile, j’étais le numéro 2 des SR (au fur et à mesure de sa lecture, la caméra du montage s’attarde sur les objets disposés sur la desserte de la salle à manger : un révolver en verre, puis les photos de famille disposées dans des cadres puis de nouveau le révolver en verre). J’ai fait pendant la guerre tout ce qu’une personne est capable de faire : meurtre, kidnapping, voitures piégées (la caméra scrute alors l’icône de la Vierge Marie portant Jésus). Assaad finit sa lecture, dubitatif.
Scène 9:
Eliane el Raheb: Israël était un ami (le ton d’El Raheb est affirmatif)
Assaad : Nous le considérions à l’époque comme un pays ami.
- Où tu as été entrainé en Israël ?
- Je ne le dirai pas.
- Allez ! tu l’as déjà dit.
- Non je ne l’ai pas dit
- Mais tout le monde le sait…
- Imagine si tout le monde savait ce que je sais, ils deviendraient fous.
- Que sais-tu ?
- Si c’est ce que tu cherches, oui j’ai reçu un entrainement en Israël.
- Comment est Israël ?
- C’était un rêve pour moi. J’avais du respect pour eux. J’étais en admiration face à leur force. Notre objectif était de bâtir à l’époque à leur image un état fort, indépendant du monde arabe et des musulmans. (la caméra tourne Assaad avec en arrière-plan une bibliothèque pleine de livres)
- Quelle bataille aviez-vous vraiment coordonné avec les israéliens ?
- 1982
- Toi tu as coordonné avec les israéliens l’invasion de 1982… (le ton d’El Raheb est doucereux, affirmatif)
- Je ne peux pas te répondre
- Mais on en a déjà parlé…
- Non, pas comme cela… moi je n’ai pas coordonné l’invasion israélienne du Liban…
- Mais toi tu avais eu dans cela un rôle particulier … ça t’embête d’en parler ?
- Bien sûr ! il y a des secrets qui ne sont pas mes secrets personnels, c’est les secrets de toute une institution, de toute une religion
- Mais c’était de ta responsabilité
- Et puis ? devrais-je évoquer tout ce qui relevait de ma responsabilité ?
- Le fait de collaborer avec les Israéliens était-il un secret ? mais tous les livres l’ont dit…
- Pourrais-tu arrêter ton reportage journalistique, ta recherche du scoop et aller en profondeur? si tu voulais savoir pourquoi nous avions collaboré avec les Israéliens, je t’en parlerais pendant 5h et ces informations seront plus bénéfiques pour ma société à mon avis.
- Nous avions déjà tourné cela… (Assaad la regarde sceptique)
(…)(Caméra braquée sur le visage plein d’effroi du technicien du tournage à l’écoute du récit d’Assaad.)
Scène 16 :
On voit Assaad à la messe avec sa femme et son fils. La caméra tourne autour d’eux en train de dire le Notre Père : « pardonne nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé ».
Puis pendant que son fils et sa femme l’attendent en voiture, on voit Assaad disparaitre. Et là nous passons à une autre scène, sans doute tournée à un autre moment : une séance de clowning. On voit Assaad avec un nez de clown, des filles qui rient pour rien. Il les regarde béatement, gaga. Une lui demande : comment tu t’appelles ?
Il réfléchit et dit : « pipo. Pipo 5 »
- D’où viens-tu ?
- Une planète appelée Terre
- Pourquoi ta main fait comme ça ?
- Il prend un air déficient et dit : comme cela, je suis content
Il arrive à se frapper la main, à obéir aux répliques de la fille qui se rie de sa main qui bouge.
Il dit tout en portant son nez de clown : I am a liar, but I am a good liar
La séquence s’achève sur les personnes de l’atelier qui l’embrassent à tour de rôle, surtout les filles pendant que les autres participants rient.
La scène 16 finit par une représentation-spectacle où Assaad, portant un nez de clown chante Moustaki : « avec ma gueule de métèque de juif errant de pâtre-grec et mes cheveux aux quatre vents… », « avec mon âme qui n’a plus la moindre chance de salut pour mériter le purgatoire » devant des personnes qui pleurent, d’autres qui sourient sans aucune cohérence.
Puis nous revenons sur le parking de l’Eglise, le montage faisant comme si, après avoir disparu pour faire le clown, Assaad revenait. Il monte à l’arrière de la voiture. Son fils conduit avec sa mère à ses côtés. (Il s’agit de la dernière scène où on voit Assaad)
3- Critique du film. Layali bela noom : au service du travail de mémoire ?
Eliane el Raheb est une cinéaste libanaise militante de gauche. Elle a à son compte plusieurs films documentaires partisans dont « Hayda Loubnan- C’est ça le Liban » sorti en 2008 et « Karib, Baiid- Si près, si loin » sorti en 2002 qui peuvent témoigner de son positionnement politique.
Nizar el Hassan est un producteur palestinien militant pour la cause palestinienne, qui a à son compte d’autres collaborations cinématographiques avec Eliane el Raheb.
3.1- Layali bala noom : documentaire engagé ?
Le cinéma engagé est un outil qui permet de défendre une cause, de dénoncer une situation grave pour une société, une communauté et une nation, de montrer entre autres par exemple, la souffrance d’un peuple face à l’oppression.
Cependant, pourrions-nous considérer Layali bela noom comme un documentaire engagé ? … dans une tentative de mettre la lumière sur la souffrance de la mère d’un jeune disparu, peut-être.
Mais on pourrait s’interroger si l’intérêt porté sur les exactions commises par Assaad Chaftari, le besoin de faire sortir le criminel en lui, de filmer l’effroi de l’équipe de tournage face à ses aveux, relèverait de l’engagement, s’il se mettait au service de l’élaboration du travail de mémoire et de réconciliation.
Pour mieux cerner Chaftari… Assaad Chaftari a écrit sa lettre de pardon aux libanais en l’an 2000. Activiste au sein du mouvement Initiatives et Changements, il a répondu au communiqué appelé Déclaration de la Palestine publié en janvier 2008, par Abbass Zaki, représentant de l’OLP au Liban, sous les instructions de Mahmoud Abbas- dans lequel les palestiniens s’excusaient auprès du peuple libanais des exactions qu’ils avaient commises à son égard pendant la guerre civile et demandent l’ouverture d’une nouvelle page. Chaftari avait alors collecté 44 signatures au bas d’une « lettre accusant réception du regret palestinien et formulant une demande identique(…) il s’en suivit des accolades aves les officiels palestiniens. » « Je regagnais mon domicile apaisé et l’âme allégée » nous dit-il (Chaftari, 2015, p 238). Assaad Chaftari est aujourd’hui par ailleurs activiste avec 10 autres ex-combattants (anciens partisans de partis divers PSP Parti Socialiste Progressiste- Communistes- Parti National Syrien etc.), membres fondateurs de Fighters for Peace, repentis comme lui et organise avec eux des rencontres dans les écoles, les universités et les villages pour communiquer leurs expériences de la guerre et œuvrer à la prévention de sorte qu’elle ne se répète pas.
Sa participation dans le film d’El Raheb ferait probablement partie du chemin de travail pour la mémoire et la réconciliation qu’il avait œuvré à entreprendre depuis l’écriture de sa lettre de pardon en l’an 2000. Dans des entretiens télévisés accordés suite à la sortie du film (Cf. Bonus du film : El Ousbou’ Fi Sa’aa[2] -Kalam el Nass[3]), il s’est avéré que c’est sa lettre et son ouverture au dialogue avec toute personne intéressée qui ont permis à El Raheb de l’aborder et de le découvrir. Cependant, il semble que les objectifs qui ont poussé l’acteur et le couple metteuse en scène-producteur, au travail du film, aient été divergents et non communiqués. Ainsi, la surprise d’Assaad Chaftari à la sortie du film semble entière.[4] D’une part, les éléments donnés à El Raheb ont tous été utilisés sans censure. Il dit avoir été présenté à l’écran dénudé. D’autre part, il dit qu’il s’attendait à un documentaire qui pourrait être utilisé comme support d’information et de prévention mais avait découvert un film cinématographique surtout en référence à la scène où El Raheb le confronte à Maryam (scène 11). Cette scène n’était pas prévue. Elle aurait été sciemment provoquée au point de mener à l’éclat ravageur et accusateur de Maryam contre Assaad que ce dernier n’a pu que contenir. Selon Fouad Nassif (protagoniste FL dans le film) même Maryam el Saiidi en était désolée.[5] Ce n’est pas l’image qu’elle cautionne concernant sa relation avec Assaad Chaftari. Assaad travaillait avec Maryam pour élucider le sort de Maher depuis 3 ans déjà – à la sortie du film en 2012- et c’était lui qui l’avait présentée à El Raheb pour les besoins du documentaire. [6]
Dans un regard plus rapproché du film, on voit que face aux questions inquisitrices d’El Raheb, Assaad Chaftari répond avec grande simplicité, assumant ses responsabilités sans se fourvoyer. Pourtant, le montage et la mise en scène semblent œuvrer tout au long du film à mener symboliquement l’homme à sa déchéance. Scène après scène, le montage mise à mettre en valeur les confessions d’Assaad, sa responsabilité et celle des FL ainsi que leur « criminalité ». En dépit de la demande formulée par Assaad de couper certaines informations qui glissent, le montage n’en tient pas compte. Ainsi de fil en aiguille, diabolisé jusqu’à la lie, déchu graduellement après l’assassinat de Bachir Gemayel et les dissensions au sein des FL, le documentaire achève et écrase Assaad à la fin en transformant cet ancien as du renseignement, en clown débilisé, devenu fou ; fou face à la lourdeur de sa conscience, fou à force de demander pardon. La scène du clown nous offre un Assaad Chaftari complètement disloqué, incapable de conduire sa propre voiture. Ce n’est pas anodin qu’à la scène 16 ce soit une autre personne, un ancien FL, qui dévoile la vérité sur le sort de Maher au sein d’une opération que Chaftari aurait coordonné.
Ainsi, conjuguée à tous les éléments du montage, à quoi renverrait cette mise en face à face de deux « autres » -partenaires en dehors du film-, figés par le documentaire dans leurs identités de bourreau et de victime ? A quoi servirait l’insistance de la mise en scène à mettre en valeur, tout au long des scènes, le fait que le bourreau soit chrétien et la victime chiite ? Cette fixation à une construction clivée qui détermine les « traitres coupables » et « les victimes résistantes à l’occupation » ne renvoie-t-elle pas à une instrumentalisation de la religion au service du politique propre aux guerres communautaires? Le montage et la mise en scène, encrés dans des points aveugles, seraient ainsi soumis à une compulsion de répétition des mécanismes de pensée et de représentations de l’autre, propres à la guerre. Ils portent en eux aussi une transmission aux générations futures d’éléments bruts non transformés psychiquement qui font obstruction au processus de réconciliation et au travail de mémoire.
« Comment la paix ? La vraie question est là, tragiquement présente dans les conflits ou chaque attentat ou massacre crée une dette sacrée de sang pour les générations qui suivent. Il faut lâcher un jour prise, renoncer à l’objet de haine, à la vengeance. Pour ce renoncement, parfois permis par la lassitude, c’est à la pulsion de mort qu’il faut savoir faire appel, qui seule permet de désinvestir l’objet. Comme est indispensable dans le deuil de désinvestir l’objet perdu. Désobjectalisation au service du réinvestissement ultérieur d’un nouvel objet, donc de l’amour. Après la guerre, désinvestir l’objet de la haine permettra de renouer des liens avec l’autre camp. » (Ribas, 2016, p 25) nous dit le psychanalyste Denys Ribas
La démarche du documentaire semble ainsi antithétique au processus proposé par Ribas. Relevant plus de la propagande idéologique propice à l’exacerbation des tensions communautaires, on y voit plutôt un agrippement à l’objet de haine. Le film semble ainsi représenter un instrument de vengeance. El Raheb s’accroche dès les premières scènes à un « postulat-vérité » de base qu’elle s’acharne tout au long du film à prouver mettant sciemment en valeur, des protagonistes clivés en bon et mauvais. Ceci nous pousse à questionner aussi la démarche scientifique de recherche et la capacité du chercheur à se prêter à une autre écoute qui le surprend et l’emmène ailleurs.
3.2- Layali bela noom face à d’autres données de l’Histoire
En prêtant l’oreille à une autre lecture, les lignes de l’histoire disent qu’en 1969 « le nombre de fédayins présents au Liban est estimé à plusieurs milliers » (Belliard, 2010, p 50). Ils disposaient de bases opérationnelles pour combattre les sionistes à partir du sud et avaient réussi à créer un état dans l’état, transformant le sud-Liban en Fatah Land. « Des fonctionnaires, des directeurs généraux étaient parfois arrêtés par des patrouilles palestiniennes pour vérification d’identité. Parfois des libanais ou des étrangers étaient enlevés ou séquestrés, sous le prétexte vrai ou faux d’atteinte à la sécurité de la révolution palestinienne. » (Joumblatt, 1978, p 126) Les palestiniens avaient pour alliés les partis libanais de gauche partisans du nationalisme arabe. Face à cela, les chrétiens de droite s’armèrent, et dans un souci de défense nationale et d’auto-préservation, sollicitèrent l’aide d’Israël pour combattre les palestiniens. En 1982, lors de l’appui des FL à l’invasion israélienne, l’OLP était une institution déjà puissante, bien inséminée au Liban au niveau du renseignement et de ses alliances politiques et militaires étrangères.
Concernant la décision militaire adoptée par les partis de gauche précisément lors l’invasion israélienne du Liban en juin 1982, -donc concernant aussi la bataille de la faculté des sciences – le chef du Mouvement National Walid Joumblatt ordonna à la milice druze « de ne pas résister, le rapport de force étant trop inégal. » (Ménargues, 2012, p 274) Il dira plus tard : « je n’étais pas en mesure de combattre seul l’appareil militaire israélien. Mon rôle est de défendre ma communauté et non de collectionner les martyrs. » (Idem, p 290). Ainsi, l’absence de coordination et d’unité dans les décisions politique et militaire des différents partis de gauche serait à l’origine aussi de la liquidation de Maher. Par ailleurs, Walid Joumblatt était apparu le soir du 15 juin -soit 2 jours avant que Maher ne meurt au combat- « sur le petit écran en Israël. Une équipe de télévision s’était rendue à Moukhtara pour y interroger « le prisonnier politique », comme il s’était lui-même défini. » (Idem, p 287) Après cela, les reproches de la gauche furent avalés et Yasser Arafat apporta son soutien complet à Joumblatt.
Ainsi, dans une représentation figée de l’Autre, les recherches autour du film privilégieraient certains faits historiques et en abandonneraient d’autres. L’agrippement aux faits relatés avec distorsion et l’aveuglement dans la lecture des différentes perspectives de l’histoire, nous poussent à questionner les fonctions psychiques de la haine et du clivage et la fascination pour ce « mauvais » placé avec insistance, en dehors de soi.
3.3- Pour conclure, en faveur du travail de mémoire et de réconciliation
A la lueur de ces éléments, il devient ainsi évident que toutes les communautés et tous les partis libanais ont collaboré avec des puissances étrangères lors la guerre civile. Ils se sont pourtant tous fait la guerre pour cause de « traitrise » et se sont engagés dans le combat pour des raisons qu’ils avaient légitimées à l’époque, d’autres qu’ils n’ont pas connues et qui ont fini par rendre leur parcours milicien vain. Ménargues, en présentant son livre sur la guerre du Liban, nous dit «décrire ces combattants, devenus vieux d’avoir tué trop jeunes, restés naïfs parce que trop jeunes face à des politiques retors et des maitres de la manipulation bouffis d’ambitions personnelles. Décrire les morts absurdes, les dessous des cartes, les aveuglements, les bassesses, la connerie qui ont coûté tant de vies humaines. (…) C’était hier, et aujourd’hui le mode opératoire de la guerre est toujours le même. » (Idem, Avant-propos V)
Ainsi, le travail de mémoire et de réconciliation ne peut se faire en dehors d’un travail de relecture personnel, loin des stéréotypes figés sur l’Autre assassin. Samir Frangié, politologue, ancien député, militant pour le vivre-ensemble au Liban, nous dit à juste titre que « pour mener la bataille de la paix, plusieurs conditions sont requises : La première est de ne pas répéter les erreurs du passé et de faire assumer à une communauté la responsabilité des erreurs commises en son nom par un parti politique. Cette identification est dangereuse et débouche nécessairement sur de nouvelles violences. Les expériences passées sont là pour le montrer. Pour éviter ce danger, il nous faut avoir le courage de reconnaître notre responsabilité commune dans la guerre qui a ravagé notre pays, ayant tous, à un moment ou à un autre, eu recours aux armes et recherché dans les guerres que nous nous sommes livrées l’aide de forces extérieures, renonçant de ce fait à notre indépendance et à notre souveraineté.» (Frangié, 2012)
Ainsi, face aux fractures religieuses et identitaires issues de la guerre, face à un tissu social libanais multiforme composé de beaucoup d’autres, Layali Bela Noom aurait gagné à assurer le rôle de passerelle et de relais qui véhiculent les souffrances des différentes communautés. Peut-être alors, en assumant la haine de soi, transformée par le déni et le clivage en haine de l’autre, pourrait se construire tout doucement, le travail de mémoire et de réconciliation aux échelles individuelles, communautaires, identitaires et nationales.
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Références :
Bibliographie
BELLIARD Jean-René, Beyrouth, l’enfer des espions, Nouveau monde, 2010
CHAFTARI Assaad, La vérité même si ma voix tremble, Dargham, Beyrouth, 2015
FRANGIÉ Samir, Voyage au bout de la violence, L’Orient des Livres / Actes Sud, Beyrouth 2011
JOUMBLATT Kamal, Pour le Liban, Stock, 1978
KASSIR Samir, Considérations sur le malheur arabe, Actes Sud-Sindbad, 2004
MAALOUF Amine, Les identités meurtrières, Grasset, 1998
MENARGUES Alain, Les secrets de la guerre du Liban Tome 1, Du coup d’Etat de Bachir Gemayel aux massacres des camps palestiniens, Librairie Internationale, Beyrouth, 2012
RFP- Revue française de psychanalyse, Pourquoi la guerre ?, Tome 80, PUF, Mars 2016
RIBAS Denys, « Pourquoi la paix ? » in Revue française de psychanalyse, Pourquoi la guerre ?, PUF, 2016
TUEINI Ghassan, Enterrer la haine et la vengeance, un destin libanais, Albin Michel, 2009
Actes du colloque tenu à la maison des Nations Unies, ESCWA (Beyrouth), Mémoire pour l’avenir, Dar An-Nahar, 2002
Sites web :
https://www.fushatamal.org/
Article de journal :
FRANGIE Samir, Pour une intifada de la paix in L’Orient littéraire, Mars 2012
http://www.lorientlitteraire.com/article_details.php?cid=8&nid=3746
Films/Documentaires:
BAGHDADI Maroun, Hamassat, 1980
FOLMAN Ari, Valse avec Bachir, 2008
RAFEIRania et Raed, 74, La reconstitution d’une lutte, 2012
RAHEB Eliane, Layali bala nom (Sleepless Nights), 2012
ZAAROUR Khalil Dreifus, Malaki, Scent of an Angel, 2011
ZAKKAK Hady, Kamal Joumblatt, Witness and Martyr, 2015
[1] Milices chrétiennes (Kataeb, Ahrar, Gardiens du cèdre etc.) unifiées et regroupées sous le nom de Forces Libanaises par Bachir Gémayel en 1980, pour constituer un front chrétien uni.
[2] El Ousbou’ Fi Sa’aa est un talkshow hebdomadaire diffusé sur la chaine locale New TV. Le programme traite de l’actualité politique locale, arabe et internationale.
[3] Kalam el Nass est un talkshow hebdomadaire diffusé sur la chaine locale LBCI. Le programme traite de l’actualité politique, sociale et économique libanaises.
[4] Cf. Bonus du film : El Ousbou’ Fi Sa’aa
[5] Bonus du film : El Ousbou’ Fi Saa’a
[6] Bonus du film : Kalam el Nass