http://www.lorientlejour.com/article/745581/L%27histoire_d%27un_14_fevrier.html
Quand le sentiment d’appartenance religieuse prime sur le sentiment de citoyenneté, quand l’assassinat à force d’attentats assassins devient banalisé, quand la surenchère sur l’importance du mort dépendamment de sa confession est discutée, quand le citoyen libanais pressé, s’agace de devoir un peu s’arrêter, juste un peu, un jour, un jour pour sa mémoire, on se demande surtout pourquoi, qu’est qu’il enjambe, qu’est-ce qu’il zappe, pourquoi à ce point il court.
Apparemment, le citoyen libanais court surtout après le temps, le temps qu’il lui faut gagner pour avancer, le temps qu’il se doit nécessairement d’accumuler pour s’éloigner de plus en plus d’hier, peut-être l’hier d’un sidérant 14 septembre 1982…
Le citoyen court dans sa marche en avant peut-être pour fuir lui aussi cet assassin invisible qui le poursuit pour le prendre par surprise sur une route, dans son bureau ou au recoin d’une plage parce qu’il sait qu’il se nommera alors : dommage collatéral.
Ou peut-être fuit-il ce fantôme du mort-martyr adulé, adoré dont le souvenir le chatouille, vaguement mais le chatouille avec insistance, ce mort qui lui murmure inlassablement à l’oreille les cris étouffés de sa sidération et les chuchotements affolés de ce qui lui reste de raison.
Le citoyen fuit aussi peut-être sa conscience qui de temps en temps vient lui reprocher son oubli et le laboure de menaces de représailles, reflets de sa culpabilité, sa lourde culpabilité de survivant. Peut-être…
En tout cas, le citoyen tente de fuir la malédiction. Une malédiction qui s’abat sur lui depuis des années, depuis qu’un assassinat entraine un autre, depuis que la machine à fabriquer des morts poursuit sourdement et consciencieusement sa tache, sournoise, imprévisible, perpétrant des crimes et proposant de nouvelles histoires… de morts. C’est ainsi que chaque fois un nouveau mort arrive ; souvent il plante les griffes de son sang sur son fils, sa femme, son frère, bien vivants eux. Le citoyen acculé à sa culpabilité, vote pour ces derniers, essayant vainement de le garder, Lui, en vie mais il ne se contraint en définitive, qu’à vivre avec des morts.
Ceci dure depuis au moins 30 ans. L’assassinat est dit, il est dénoncé mais il est magnifiquement tu. Il est tu quand les héritiers profitent des bénéfices, acceptent un poste au gouvernement en échange du travail de mémoire, de recherche de la vérité et de la punition des coupables. Des années pendant lesquelles ce citoyen lésé et perdu, victime de la mort et coupable de son vote, assiste passivement à la danse magistrale qui se joue entre familles des martyrs, présumées victimes et les présumés coupables des assassinats. Alors il perd la raison et fuit sa mémoire. Ça en devient un acharnement pour échapper à la folie et au marasme d’une insistante incompréhension, parce qu’il sait au fond de lui que là, quelque part, git le secret sur lequel tout le monde marche.
Jusqu’au 14 février 2005. Ce jour où plus personne ne pouvait plus se taire, où le silence n’était plus admis. Le peuple s’est révolté, les leaders aussi. Ils ont déclenché la marche pour la vérité. Mais ils ont chuté les uns après les autres payant le prix de leur exigence salvatrice. 14 février, une pause qui se renouvelle chaque année, depuis, pour se souvenir, se souvenir de tous ces morts. Cependant, nous avons chaque année droit au cri sifflant, émanant des centaines de bouches ignorantes : « il n’y a que Rafic Hariri qui est mort ? Il nous a volé la Saint-Valentin (entre autres) ». Et les boutiques ouvrent. Mais la bouche de tous ces morts continuent, malgré toutes les tentatives, à offrir aux gens tranquillisants, antidépresseurs et parfois même neuroleptiques. Elles chuchotent aussi l’éclatement de l’état et de l’Histoire.
Le citoyen n’a pas compris que si le Libanais s’arrête le 14 février ce n’est pas pour Rafic Hariri. Si le Libanais s’est encore une fois arrêté ce 14 février 2012 c’était surtout pour dire stop aux assassinats parce que l’assassinat, le kidnapping, la torture, la guerre civile, les disparitions désavouées ont longtemps fait partie de son cortège de maux ; parce qu’il refuse aujourd’hui de se taire, parce qu’il veut arrêter les coupables, les retranscrire en justice, parce qu’il veut pouvoir faire le deuil et demander tranquillement à ses fantômes qu’il aura vengé par la loi de reposer en paix, parce qu’il veut enfin pouvoir lui-même écrire son histoire et vivre en paix.
Le 14 février est le jour consacré à la mémoire de toutes les victimes civiles et politiques d’attentats qui ont été dénudées de leurs voix, de leurs vies, de leurs familles, de leurs petites histoires et de leurs projets.
Personne n’a jamais empêché qui que ce soit de visiter d’autres tombes ou d’appeler à d’autres moments de deuil national. Si la famille Hariri a utilisé son influence politique, sociale et financière pour en imposer, nous ne pouvons que nous incliner face à cette demande de vérité salvatrice pour le Liban, prendre nos plumes pour écrire conjointement avec eux l’histoire de ces assassinats et nous arrêter ainsi, par amour de nous-mêmes, à leur coté, chaque 14 février, autant d’années qu’il le faudra jusqu’à ce que la vérité éclate et que le coupable soit puni.
Quant aux orientations et aux prises de position politiques, quelles qu’elles soient, dans ce papier et face à cette issue-là, nous ne les discutons pas.
Zeina Zerbé
Le 16 février 2012